[Témoignage] Une chilienne au cœur du 8 Mars à Santiago

"Les autorités ont estimé le nombre de participantes à 150.000 femmes. La Coordinadora 8M l'a estimé à environ 2 millions (je peux témoigner que ce chiffre est beaucoup plus réaliste). Finalement, le gouvernement a donné un chiffre de 800.000 participantes. Nous étions en tout cas extrêmement nombreuses, tel un tsunami."

 » J’habite à environ quinze pâtés de maisons de la Plaza de la Dignidad. Le samedi 7 mars, une de mes sœurs est venue dormir chez moi. La matinée précédant cette journée, dans un magasin de fournitures scolaires et de bureau, j’ai pu croiser une femme en train d’acheter du carton violet pour confectionner des affiches avec ses amies. Moi, je faisais mes courses habituelles. Sur le chemin du retour, je suis tombée nez-à-nez avec une marche fasciste pour le « Rejet » (plébiscite du 26 avril pour une nouvelle Constitution au Chili). Il y avait quelque 500 personnes, précédées par un groupe de « Primera Línea » lui-même devancé par des policiers motorisés qui protégeaient les participants à la marche. Tandis que ceux-ci s’approchaient d’un feu rouge, deux femmes à côté de moi ont commencé à crier en direction des policiers, furieuses parce qu’ils protégeaient ces violents manifestants d’extrême-droite. J’ai proposé de les ignorer et elles de répondre : « Bien sûr, eux ils les protègent et nous, demain, ils vont nous taper dessus… » Et moi : « Ils n’oseront pas parce que nous serons trop nombreuses ». Une jeune femme à vélo est arrivée et a rejoint la conversation : « Ne gaspillez pas votre énergie, demain vous verrez… »

Témoignage d’une féministe chilienne, propos recueillis par Laura

 » Si je vous raconte cet épisode, c’est pour vous faire comprendre que la marche du 8M a commencé bien avant le 8 mars. Tout comme ma sœur est venue spécialement chez moi pour s’assurer qu’elle pourrait aller à la manifestation le lendemain, on pouvait également apprécier et sentir une atmosphère de préparation, de complicité et une sorte d’évidence que, le lendemain, il fallait aller manifester.

 » Le trajet depuis ma maison jusqu’à la Plaza de la Dignidad, c’est-à-dire quinze pâtés de maisons, ressemblait à vrai dire déjà à une marche, en raison du nombre de femmes qui sortaient de chaque rue, chaque place, chaque coin. L’avenue que nous avons empruntée s’appelle Avenida Nueva Providencia. Elle est très large et est divisée par des jardins provenant d’une autre avenue également large (trois bandes de circulation pour les véhicules chacune, dans un sens et dans l’autre). À 11h00 – la marche était prévue pour midi -, il n’y avait déjà plus de trafic. L’ambiance était vraiment joyeuse et festive. C’était beau de voir des femmes de tous âges marcher, siffler, certaines portant des bannières.

 » Quand nous sommes arrivées à la Plaza de la Dignidad, il y avait déjà pas mal de monde, mais il était encore possible de marcher avec une certaine aisance. Le soleil inondait la place, beaucoup d’entre nous portaient des chapeaux, des casquettes, etc. Des vendeurs ambulants vendaient de l’eau, des sandwiches, des boissons fraîches… La diversité était perceptible tant dans les âges que dans les vêtements, les banderoles. Il y avait peu d’hommes. De fait, l’un des slogans était « Los pololos para la casa » (« Les petits copains à la maison »). Ce dernier était d’ailleurs scandé lorsque l’on croisait des couples d’hommes et de femmes. Dans les jours qui ont précédé la marche, j’ai eu l’occasion d’écouter des commentaires à la radio, sur les réseaux sociaux et même à la télévision sur le caractère plutôt « séparatiste » de la marche de cette année car les organisatrices (Coordinadora 8M) ont demandé aux femmes de cette fois laisser les « pololos » à la maison.

 » Tel que j’ai pu l’observer, la plupart des femmes étaient en groupe : amies, collègues… Il y avait des associations, des représentantes de certains secteurs (par exemple certaines étudiantes de l’école de médecine portaient des blouses blanches).

 » Vers 13 heures, on ne pouvait plus marcher tant il y avait de monde. Çà et là, des femmes se sont organisées en groupes musicaux, en « batucadas » (percussions) et bien sûr il y eut la chorégraphie de Las Tesis. J’ai participé à de nombreuses manifestations, mais celle-ci est celle où j’ai le moins pu marcher. Il était impossible d’avancer ou de bouger. Il fallait se laisser aller, se laisser porter. Il nous a fallu au moins une heure pour traverser la place (normalement, cela peut être fait en 4 ou 5 minutes). La chaleur était étouffante et à différents étages de certains bâtiments, des gens (surtout des hommes) se penchaient et nous jetaient de l’eau avec des bouteilles, des seaux pour nous rafraîchir.

 » Bien que nous étions terriblement serrées, il y avait beaucoup de joie et parmi les chansons dont je me souviens, il y en avait une adressée aux policières (parce que le gouvernement avait assigné 1700 policières – appelées « pacas » pour « s’occuper » de la manifestation): « Putas, maracas, pero nunca pacas » (« Putes, salopes, mais jamais policières»). Les cris de « Piñera asesino igual que Pinochet » (« Piñera, assassin comme Pinochet »), de « Renuncia Piñera » (« Renonce, Piñera ») ou encore de « Renuncia Plá » (« Renonce, Plá ») abondaient (Isabel Plá est la ministre des femmes qui n’a pas une seule fois défendu les violations des droits sexuels et humains des femmes, des jeunes et des adolescents depuis l’explosion sociale du 18 octobre).

 » Au milieu de la foule et de l’allégresse, nous avons pu voir dans une rue voisine, à quelques mètres de l’endroit où nous étions, un « Guanaco » (une autopompe) et des policiers lançant des bombes lacrymogènes. Ce fut là le seul moment où j’ai ressenti de la peur, car s’ils avaient jeté les gaz lacrymogènes vers la place, il n’y aurait eu aucun moyen de courir et de s’échapper. Ce furent des moments d’angoisse, et je suppose que beaucoup d’entre nous ont eu peur. Cependant, nous continuions à crier « assassins » aux pacos. Vu la marée de femmes présentes, nous avons été retenues dans cet endroit d’où nous pouvions voir les gaz lacrymogènes pendant au moins 20 minutes.

 » Les autorités ont estimé le nombre de participantes à 150.000 femmes.  La Coordinadora 8M l’a estimé à environ 2 millions (je peux témoigner que ce chiffre est beaucoup plus réaliste).  Finalement, le gouvernement a donné un chiffre de 800.000 participantes. Nous étions en tout cas extrêmement nombreuses, tel un tsunami.

 » Aujourd’hui, nous, les femmes du Chili, nous sentons plus proches les unes des autres, nous savons que nous sommes nombreuses et que nous avons raison.  À 57 ans, j’ai le sentiment que les nouvelles générations de femmes ont fait un énorme saut culturel et je suis sûre qu’elles feront progresser cette société.

 » Si je devais définir cette manifestation par quelques mots, je dirais :

 » Grandeur, courage, joie, humour, ampleur, jeunesse, âge adulte, variété, audace, sagesse (j’ai entendu dire qu’à un moment donné, une petite fille d’environ 6 ans s’était perdue.  Les gens l’ont aidée, une femme l’a prise et l’a mise sur ses épaules et des centaines de femmes autour d’elle se sont penchées pour que la mère puisse la voir.  C’est ainsi qu’elle a retrouvé sa fille).

 » La rue que nous avons empruntée ce 8 mars est restée pleine d’affiches : « Gesta la Matria, aborta la Patria » (« La Terre Mère naît, la Patrie avorte »). Ouvrons la voie ! Par allá vamos !  »


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