CW : L’article suivant contient des références à la violence sexuelle et au féminicide.
Il aura fallu plus de deux mois pour que Scott Morrison rencontre enfin Brittany Higgins, mais seulement après que les mobilisations de masse et l’indignation nationale se soient un peu calmées.
Phil Gaetjens, le secrétaire du ministère du Premier ministre et du Cabinet, a repris une enquête interne. La police fédérale australienne mène également une enquête.
En avril, avant que le Premier ministre ne concède finalement à un remaniement ministériel, il semblait que tout était sur le point d’exploser. Depuis lors, il a également convenu « en principe » d’accepter les 55 recommandations du rapport Respect@Work.
Si l’immense colère des gens s’est calmée pour l’instant, la moindre chose pourrait déclencher une nouvelle vague de protestation.
Un sexisme profondément ancré dans les allées du pouvoir
Le lundi 15 mars, une semaine seulement après la Journée internationale des droits des femmes, 100 000 femmes et hommes ont rejoint les rassemblements de March 4 Justice. Ils ont eu lieu dans 42 villes et villages d’Australie. À Canberra, les manifestant-e-s ont marché jusqu’au Parlement et se sont confrontés à Scott Morrison. Il a toutefois refusé de rencontrer les représentant-e-s en public, les invitant plutôt à une réunion en coulisses. Fait important, sous la pression du mouvement, les organisateurs ont refusé : s’il voulait parler, il devrait affronter l’ensemble du mouvement.
En réponse aux critiques selon lesquelles il n’a pas rencontré les manifestants du 4 mars, Morrison a déclaré que nous devrions être reconnaissants de ne pas nous faire tirer dessus comme les femmes au Myanmar !
Si l’on considère que c’était un jour de travail et que des restrictions étaient encore en vigueur dans tous les États, la taille de la manifestation était incroyablement impressionnante et montre à quel point les femmes en ont assez et sont en colère face au traitement qu’elles subissent à la maison, dans la rue et sur leur lieu de travail, et à quel point cela affecte toutes les couches de la société.
Le 15 février, Brittany Higgins, membre du personnel du parti libéral, a publiquement accusé un collègue de l’avoir violée dans le bureau de la ministre de la défense, Lynda Reynolds.
Quelques jours plus tard, après les terribles ‘excuses’ de Scott Morrison, il a été révélé qu’une campagne de dénigrement avait peut-être été menée contre Brittany Higgins et son petit ami.
Il est également apparu que Lynda Reynolds avait traité Brittany Higgins de « vache menteuse » (lying cow), qu’Eric Abbetz aurait fait des commentaires laissant entendre que c’était sa faute et que si elle était ivre au Parlement, elle représentait un risque pour la sécurité. Depuis, d’autres femmes se sont manifestées, affirmant que le même membre du personnel les avait harcelées ou agressées d’une manière ou d’une autre.
Le 26 février, l’ABC (Australian Broadcasting Corporation) a publié les détails d’une lettre qui avait été envoyée au Premier ministre et à plusieurs autres membres du Parlement, alléguant qu’une jeune fille de 16 ans, connue sous le nom de Kate, avait été violée en 1988 par un membre du Parlement aujourd’hui en exercice.
Le 3 mars, le procureur général de l’époque, Christian Porter, a fait savoir publiquement qu’il était la personne accusée, mais a nié que c’était vrai.
Fin février, une militante pour l’éducation sexuelle, Chanel Contos, a lancé une pétition pour que le consentement soit enseigné dans le cadre de l’éducation sexuelle dans les écoles. Cette pétition était accompagnée de témoignages de 2 500 filles sur leurs expériences d’agressions sexuelles à l’école.
En particulier avec des garçons d’écoles privées d’élite de Sydney. Certaines n’avaient que 13 ans lorsque les incidents se sont produits. Des dizaines de milliers de personnes ont signé la pétition, ce qui a permis de lancer un débat sur l’enseignement du consentement et sur l’adoption d’une approche inclusive des LGBTIQA+.
Le gouvernement fédéral a publié une ressource éducative scandaleusement mauvaise sur le consentement pour les écoles australiennes. Elle a été presque instantanément et universellement critiquée par les expert-e-s, les éducateurs-rices et les étudiant-e-s.
Il ne s’agit même pas d’une liste exhaustive de tous les scandales d’agressions sexuelles qui ont été révélés depuis février.
Le mouvement féministe en Australie aujourd’hui
C’est un signe de la prévalence de la violence sexiste et en particulier de la violence sexuelle, mais c’est aussi un signe de l’ampleur du mouvement des femmes qui se développe.
Nous ne voyons pas seulement les actions d’hommes horribles être exposées. Nous les voyons également en subir les conséquences. Les répercussions et la justice ont été faiblement appliquées. Les personnes en position de pouvoir ont tout fait pour se préserver et préserver leurs alliés. Mais ils ont été acculés et forcés de faire des concessions et de reconnaître leurs erreurs. Tout cela s’est déroulé d’une manière qui n’aurait pas été possible il y a quelques années.
Il ne fait aucun doute que la classe ouvrière et la classe moyenne australiennes ont été touchées par les événements mondiaux de ces dix dernières années.
Dès 2011, lorsque la Slut Walk a commencé au Canada, elle a été immédiatement reprise par un petit groupe très déterminé de jeunes femmes en Australie. En 2014, Rosie Batty est devenue célèbre grâce à son travail de campagne contre la violence domestique après que son mari violent ait brutalement assassiné son fils Luke. L’année suivante, elle a été nommée « Australienne de l’année ».
Cet événement a également donné lieu à la première commission royale sur la violence familiale.
Cette année encore, Grace Tame a été également nommée « Australienne de l’année » pour son travail contre les abus sexuels après qu’elle ait elle-même été abusée par un professeur de lycée. Nous avons également assisté à des effusions massives de chagrin et de rage après les meurtres de Jill Meagher et d’Eurydice Dixon et de tant d’autres femmes qui ont été assassinées alors qu’elles rentraient chez elles.
Cette fureur croissante n’a pas encore pris la forme d’un mouvement de masse soutenu. Mais elle couve et s’envenime sous la surface.
Nous pouvons aussi clairement voir l’impact du mouvement #MeToo quitter Hollywood et s’étendre. En Australie, c’est dans le secteur de l’hôtellerie et du divertissement que ce mouvement semble le plus marqué. Un nombre croissant de lieux et d’événements adoptent aujourd’hui des politiques plus claires pour protéger le personnel et les clients du harcèlement sexuel.
Il est fort probable que Brittany Higgins ait été influencée par le mouvement #MeToo et qu’elle ait été soutenue par celui-ci pour se manifester. Ce mouvement a une grande portée et a influencé la conscience de beaucoup. Même la presse de droite dure de Murdoch a ressenti la pression et a commencé à se retourner contre le parti libéral pendant un moment.
Une classe dirigeante hors de la réalité qui promeut le « féminisme d’entreprise »
Comme dans tout mouvement pour le changement, de nombreuses idées sont discutées, mais pas toutes ces idées, et pas toutes les sortes de féminisme, ne peuvent créer le changement dont les femmes de la classe ouvrière ont besoin. Au cours des deux derniers mois, des dizaines, voire des centaines d’articles ont été publiés dans les grands médias au sujet de la crise au Parlement, et d’innombrables articles d’opinion ont fait des suggestions pour que les choses changent.
Ces suggestions vont de la nécessité pour le Premier ministre de faire preuve de plus de leadership à la discussion sur les quotas de femmes dans les principaux partis, en passant par la nécessité de mener des campagnes d’éducation.
Une idée qui a été reprise avec enthousiasme par plusieurs médias est celle de la collaboration entre Lucy Turnbull, femme d’affaires millionnaire et épouse de l’ancien Premier ministre libéral Malcolm Turnbull, et Therese Rein, femme d’affaires millionnaire et épouse de l’ancien Premier ministre travailliste Kevin Rudd, pour s’attaquer à la culture sexiste du Parlement. Ils ont exhorté Scott Morrison à créer une autorité indépendante chargée d’examiner les plaintes pour harcèlement sexuel au Parlement.
En effet, il devrait y avoir un examen indépendant, mais mené par des représentants élus du personnel.
Cette initiative ne représente pas un grand rassemblement au-delà des clivages politiques. Ces femmes sont toutes deux millionnaires et ont donc des intérêts communs. Rein et Turnbull sont membres de la classe dirigeante. Therese Rein est à la tête d’un fournisseur de réseaux d’emploi privé et à but lucratif. Cette société profite de la privatisation de notre système d’aide sociale.
L’une des réformes les plus immédiates qui aideraient les femmes à échapper à des relations abusives serait de porter les allocations de chômage au-dessus du seuil de pauvreté et de supprimer toutes les mesures punitives qui y sont liées.
Mais il n’est tout simplement pas dans l’intérêt matériel de Rein de soutenir ces réformes. Ce pour quoi des femmes comme Therese Rein et Lucy Turnbull se battent, c’est l’égalité pour les femmes de leur propre classe, elles ne se battront jamais pour la libération des femmes de la classe ouvrière.
L’extrême arriération de la culture du Parlement a choqué la plupart des travailleurs. La compréhension extrêmement faible de ces questions au Parlement est complètement déconnectée de la compréhension des gens ordinaires, en particulier des femmes ouvrières. Ils ne représentent pas la plupart des gens – en réalité, ils représentent la classe dirigeante. Les travailleurs-ses ont une longueur d’avance sur eux.
Racines de l’oppression des femmes et approche féministe socialiste de la lutte contre la violence de genre et le sexisme
Ce ne sont pas les seules idées qui sont discutées en ce moment. Lors du rassemblement de la Journée internationale dess droits des femmes, le 8 mars, de nombreuses pancartes et discours ont correctement identifié le système comme le coupable de toutes les disparités entre les genres, y compris la violence sexiste.
Le comité d’organisation de la manifestation de Melbourne avait plusieurs revendications, toutes liées à la problématique du système. Leurs revendications générales comprenaient la souveraineté des Premières Nations, la fin de la violence sexiste, la justice climatique, la justice économique, le plein accès aux soins de santé et les droits des travailleurs-ses. Les femmes ont été encouragées à rejoindre leurs syndicats, et il a même été question d’une grève générale afin de contribuer à un changement systémique.
Certains orateurs-rices et organisateurs-rices ont défini le système à l’origine de la violence sexiste comme étant « le patriarcat » ou « la misogynie ». Il ne fait aucun doute que nous vivons dans une société profondément et fondamentalement misogyne, et patriarcale.
Le pouvoir et la richesse sont encore traditionnellement transmis par des héritiers masculins, et les femmes du monde entier sont traitées comme la propriété des hommes, souvent aux yeux de la loi. La sexualité des femmes est considérée comme existante pour les désirs des hommes et non comme quelque chose qui appartient à soi-même.
Ce sexisme profond qui imprègne tous les aspects de la vie n’est pas un état de fait naturel mais, comme toutes les formes d’oppression, il trouve ses racines dans la société de classe. Les valeurs patriarcales, tout comme la suprématie blanche, l’hétéronormativité, le validisme ou toute forme de discrimination, sont des outils idéologiques du système capitaliste. Cette distinction est importante. Nous devons être capables d’identifier la cause exacte de notre oppression et de notre exploitation afin de pouvoir lutter efficacement contre elles.
Le système capitaliste divise la population mondiale en deux classes principales, la classe ouvrière et la classe capitaliste. La classe capitaliste est minuscule, une poignée de personnes comparée à la classe ouvrière multiraciale et multigenrée et aux pauvres du monde entier. Les grèves, les mouvements de masse et les révoltes montrent que lorsque correctement mobilisés et unis, nous représentons une réelle menace pour les capitalistes. Ces derniers ont donc besoin d’un appareil pour maintenir leur pouvoir. Cet appareil, c’est l’État, et il est composé des flics, des juges, des tribunaux, des écoles et d’autres institutions.
Le sexisme est un outil utilisé par l’État capitaliste, et profondément ancré dans celui-ci, pour discipliner et diviser la classe ouvrière et les opprimés. De nombreuses femmes prennent conscience de ce fait. L’un des moments forts du rassemblement de la Journée internationale du 8 Mars a été la prestation d’un groupe de femmes, principalement sud-américaines, qui ont interprété « Un violador en tu camino » (Un violeur sur ton chemin). Dans les paroles, elles disent « c’est les flics, les juges, tout le système »… et,… « l’État oppresseur est un violeur macho ».
Cependant, la théorie dominante derrière la majorité de la plate-forme du rassemblement était le postmodernisme. Cela couvre largement la politique d’identité, la théorie des privilèges et l’intersectionnalité. Elles ont toutes des aspects qui peuvent être utiles pour comprendre le monde qui nous entoure, mais aucune d’entre elles ne remet réellement en cause le capitalisme. Pour cela, nous avons besoin d’une compréhension matérialiste de l’oppression et de l’exploitation des femmes.
La dévalorisation des femmes dans la société conduit à un plus grand profit pour la classe dirigeante et à une plus grande domination idéologique. Le système est truqué contre les droits des femmes, car cela sous-tend le profit. L’oppression n’est pas seulement l’une des nombreuses conséquences du capitalisme, mais fait partie intégrante de son fonctionnement.
On attend des femmes qu’elles fournissent d’énormes quantités de travail domestique, qu’elles soient objectivées dans la publicité et l’industrie du sexe, et exploitées en tant que travailleuses. Les idées sexistes justifient des salaires inférieurs pour le travail considéré comme « travail de femme » et sont utilisées pour faire pression à la baisse sur les salaires et les conditions de travail de l’ensemble de la classe ouvrière.
Tout cela contribue à soutenir et à perpétuer les profits capitalistes.Lorsque les gens sont considérés comme ‘inférieurs’, ils sont considérés comme moins humains. La déshumanisation est le moteur de la violence sexiste. Elle fait partie intégrante du système, qui objective tous-tes les travailleurs-ses en les utilisant comme des outils pour créer du profit.
C’est pourquoi nous avons besoin d’un féminisme socialiste.