Ida B. Wells : Leçons d’une militante noire des droits civiques

Le 25 mars marque le 90ème anniversaire de la mort de l'une des plus féroces militantes des droits civiques de l'histoire, la journaliste d'investigation et suffragette Ida B. Wells. Dans une époque où la suprématie blanche est menaçante, l'histoire d'Ida B. Wells est riche en leçons sur comment lutter pour un monde meilleur.

Le 25 mars marque le 90ème anniversaire de la mort de l’une des plus féroces militantes des droits civiques de l’histoire, la journaliste d’investigation et suffragette Ida B. Wells. Dans une époque où la suprématie blanche est menaçante, l’histoire d’Ida B. Wells est riche en leçons sur comment lutter pour un monde meilleur et plus sûr pour les femmes, les personnes de couleur et la classe ouvrière.

Par Quinn Angelou-Lysaker de Socialist Alternative

Ida est née esclave dans le Mississippi en 1862. Ses parents, militants politiques radicaux, l’ont éduquée et lui ont inculqué un sentiment d’optimisme révolutionnaire. Elle faisait ainsi partie des 10 % de Noirs alphabétisés de son époque. Malheureusement, elle est devenue orpheline à l’âge de 16 ans, pendant l’épidémie de fièvre jaune, et elle est partie seule à Memphis pour poursuivre une carrière d’enseignante. En tant qu’enseignante, ses talents littéraires ont rapidement été reconnus et elle est invitée à rejoindre un club littéraire appelé l’Evening Star, dont elle est bientôt élue rédactrice en chef.

Deux expériences clés ont amené Wells à s’engager dans le mouvement des droits civiques. Tout d’abord, elle porte plainte contre la Chesapeake Ohio Railroad Company pour lui avoir refusé de s’asseoir dans le wagon des femmes parce qu’elle était noire. Elle gagne le procès et obtient 500 dollars de dommages et intérêts. Cette affaire est devenue très médiatisée et a encouragé d’autres Noirs ayant subi une discrimination similaire à exiger mieux. Cependant, quelques années plus tard, la Cour suprême de l’État est revenue sur cette décision, institutionnalisant ainsi la ségrégation dans les chemins de fer. La leçon est dure : les tribunaux ne font que renforcer le racisme et Wells doit chercher la justice ailleurs. C’est une réalité qui touche profondément la communauté noire aujourd’hui, car les tribunaux ne condamnent jamais les policiers assassins. Wells a publié ses réflexions sur cette expérience, et cet écrit a stimulé sa carrière de journaliste spécialisée dans les droits civils. Elle prend le nom de plume d’Iola et commence à écrire à plein temps.

Ida la journaliste

Une deuxième expérience dévastatrice a transformé Ida B Wells en une armée à elle toute seule contre le lynchage.

Dès que les troupes fédérales se sont retirées du Sud en 1878, l’ère de la post-reconstruction a laissé place à de nouvelles formes de terreur et d’intimidation. Le parti démocrate, le parti de la classe esclavagiste, avait le contrôle sur le Sénat. Les États contrôlaient leur propre législation sur les droits civils. Le Sud est alors essentiellement autonome et les Noirs nouvellement libérés ne bénéficient d’aucune protection. Les États ont adopté des lois anti-vagabondage et d’autres criminalisant les sans-abri et le chômage, qui visaient de façon disproportionnée les Noirs. La nouvelle méthode de contrôle de la population noire la plus effrayante est le lynchage. Le lynchage est devenu une forme de « justice de la foule » contre les Noirs accusés de crimes, en particulier ceux accusés d’agression sexuelle sur des femmes blanches. La police participait souvent à cette violence. Une partie de celle-ci, affichant de la sympathie pour l’extrême droite, perdure encore aujourd’hui, comme en témoigne le traitement indulgent octroyé aux tireurs de masse blancs par la police, ainsi que l’adoption d’une attitude passive, presque complaisante, lors des manifestations d’extrême droite.

Wells a dû faire face à une situation encore plus compliquée. Si le lynchage était un acte impardonnable, autant que l’était le viol, elle était encline à croire les accusations. Tout a changé lorsque ses trois amis, Calvin McDowell, Will Stewart et Thomas Moss, ont été lynchés. Ces trois hommes avaient ouvert une épicerie juste à côté d’une épicerie appartenant à des Blancs. Lors d’une bagarre, ils ont blessé le propriétaire blanc du magasin et ont tous été emmenés en prison. Une foule les a fait sortir de prison, avant même qu’ils ne soient jugés, et les a tués tous les trois.

C’est ainsi que commence sa croisade journalistique contre le lynchage. À ce moment-là, elle disposait de son propre journal hebdomadaire, connu sous le nom de Free Speech, et elle a commencé à se documenter et à enquêter sur des centaines de cas de lynchages chaque année. En recueillant méticuleusement les données, elle a pu constater que le lynchage visait les Noirs du Sud. Elle a découvert que le lynchage était lié à toutes sortes d’accusations, pas seulement de viol, et généralement sans aucune preuve substantielle pour les justifier. Bien que cela fut évident pour la plupart des Noirs, les recherches de Wells l’ont établi comme un fait irréfutable.

Tragiquement, en 1892, un groupe de racistes blancs a attaqué le bureau du Free Press d’Ida. Ils ont détruit son matériel et laissé une note menaçant de tuer quiconque publierait à nouveau le journal. Ida a donc abandonné son journal et s’est retirée.

En fait, pas du tout ! La courageuse Ida s’est exilée à New York, où elle continuera à publier ses découvertes dans le New York Age. Elle a rapidement trouvé un nouveau foyer politique dans le mouvement des clubs de femmes noires. Ce qui était à l’origine principalement des organisations de service communautaire s’est transformé en groupes d’organisations féministes militants connus sous le nom de « clubs ». Wells était au cœur de ce mouvement, contribuant à la fondation de la Women’s Loyal Union à New York, du Women’s Era Club à Boston et de son propre club, l’Alpha Suffrage Club. Les femmes de ces clubs ont collecté des fonds pour permettre à Wells de poursuivre ses recherches.

Grâce à ce soutien, Wells a porté sa campagne contre le lynchage au niveau international. Elle se rend en Grande-Bretagne cette année-là pour obtenir un soutien plus large. Elle savait que le marché britannique était essentiel pour le coton du Sud et que si elle pouvait retourner les Britanniques contre les propriétaires d’entreprises blanches du Sud, ce serait un coup dur. Elle organise et fonde la British Anti-Lynching Society, le tout premier comité anti-lynchage au monde. La presse britannique publie des articles condamnant les brutalités commises dans le Sud. Wells publie également des éditoriaux encourageant les Noirs à quitter Memphis (avec toute leur main-d’œuvre et leur pouvoir d’achat) et à se mettre à l’abri dans l’Ouest. Plus de 6 000 personnes l’ont fait.

Et bien sûr, après 1894, il n’y a plus eu de lynchages à Memphis pendant deux décennies ! Il a fallu qu’une menace tangible pèse sur le “business” des propriétaires d’entreprises blanches pour que cette folie s’arrête. Cela illustre le fait que les personnes au pouvoir ne céderont aux exigences d’un mouvement que si et quand leurs profits seront menacés. Cet exemple montre également l’importance de l’internationalisation des mouvements sociaux. Le mouvement pour la liberté des Noirs n’a jamais été confiné à l’intérieur des frontières des États-Unis, et les manifestations mondiales auxquelles nous avons assisté l’été dernier s’inscrivent dans une longue tradition de solidarité internationale.

En 1895, Wells a publié The Red Record, le tout premier rapport statistique sur le lynchage. Elle a réussi à démystifier le lynchage en examinant les tendances et en l’étudiant comme un problème systémique plutôt que comme des cas individuels. Cet héritage se reflète aujourd’hui dans la loi George Floyd. Si elle est adoptée, le Sénat établira une base de données nationale sur les violences policières. Wells a ouvert la voie à ce type de recherche. Les médias indépendants comme Socialist Alternative font également partie de l’héritage de Wells. Nous avons besoin de publications faites par et pour la classe ouvrière afin de sensibiliser à  la lutte pour la libération des Noirs et soulever d’autres questions que les médias institutionnels ignorent, ainsi que pour fournir des analyses qui ne favorisent pas les patrons.

Une relation difficile avec la NAACP

Wells fut également l’un des membres fondateurs de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) en 1909. Malgré sa contribution inestimable au mouvement, Wells n’a pas été placée au comité de direction. Bien que du Bois et d’autres dirigeants aient avancé toutes sortes de raisons pour expliquer cette situation, le fait est que de nombreux dirigeants de la NAACP croyaient à l’élévation d’une élite de réformateurs noirs, alors que Wells croyait à la mobilisation de masse. Elle insistait : « Beaucoup des meilleurs hommes et femmes de la race gagnent leur vie dans des services subalternes ». Elle a été marginalisée pour ces positions. Elle n’en garda pas moins un pied dans la NAACP, invitant des membres à faire des discours dans ses propres organisations et assistant à des réunions.

Avec le temps, la NAACP a commencé à adopter la stratégie de Wells. Ils ont commencé à organiser davantage d’enquêtes et de protestations sur place. Son intuition s’est avérée exacte : pour obtenir des changements, les personnes de couleur ont besoin d’une lutte collective à la base, et non d’une poignée de héros.

Sa lutte pour unifier le mouvement pour le suffrage universel

Outre son travail dans le mouvement pour la liberté des Noirs, Ida Wells s’est battue pour le suffrage des femmes. Avant l’abolition de l’esclavage, les organisations des femmes blanches et les groupes abolitionnistes noirs collaboraient étroitement, unis au sein de l’American Equal Rights Association. Après la guerre, les suffragettes blanches étaient frustrées par le fait que les hommes noirs avaient obtenu le droit de vote avant elles. Ils en ont tiré une conclusion “tordue” – selon laquelle leurs mouvements étaient mieux séparés.

La National American Women’s Suffrage Association (NAWSA) a exclu les femmes noires de ses membres. Susan B. Anthony a dit elle-même à Wells qu’elle ne voulait pas contrarier ses membres blancs du Sud en permettant aux femmes noires d’entrer dans l’organisation. Bien que, dans une certaine mesure, les dirigeants aient eu de la compassion pour les Noirs, ils ont décidé de rester, pour l’extérieur, indifférents au racisme en général, afin de ne pas s’aliéner les partisans racistes potentiels. Ils ont estimé qu’il était plus « opportun » de maintenir la ségrégation dans l’organisation. Cette attitude d’indifférence s’est envenimée et, pour certains, s’est transformée en suprématie blanche ouverte.

Wells était une voix de la raison dans le mouvement et une partisane de l’unité. En 1913, elle fonda un club intégré appelé l’Alpha Suffrage Club. L’Alpha Suffrage Club a participé à la Women’s Suffrage Procession cette année-là, et la NAWSA a demandé à ce que son groupe se mette à la fin de la marche, qu’il se sépare du reste du contingent de son État. Ils ont également demandé que Wells n’y assiste pas.

Wells et l’Alpha Suffrage Club ont décidé de faire tout le contraire. Ils ont marché avec le reste de leur contingent, démontrant ainsi leur engagement à construire un mouvement féminin intégré.

Ce genre de questions n’est que trop présent aujourd’hui. Serait-il plus « opportun » pour Alexandria Ocasio-Cortez d’édulcorer son programme pour qu’il soit acceptable pour l’”establishment” du parti démocrate et le lobby des entreprises ? Les gens doivent-ils s’organiser pour un salaire minimum qui soit « gagnable » aux yeux des médias d’entreprise ou pour un salaire minimum qui reflète réellement le coût de la vie ? L’exemple de la NAWSA montre qu’il n’y a rien de “pratique” à essayer d’éviter les débats importants ou d’éviter une confrontation directe avec les personnes au pouvoir. La manière la plus pratique et la plus sensée pour un mouvement de fonctionner est la solidarité de masse autour de revendications audacieuses.

L’héritage d’Ida aujourd’hui

Ida Wells s’est battue sans relâche jusqu’à sa mort d’une maladie rénale le 25 mars 1931. Les sacrifices personnels qu’elle a dû faire sont inimaginables, mais comme elle le dit, « il vaut mieux mourir en combattant l’injustice que de mourir comme un chien ou un rat dans un piège ». La question de savoir comment nous combattons le terrorisme d’extrême droite est plus troublante que jamais. Wells incarne le type d’approche disciplinée dont nous avons besoin aujourd’hui. Elle enseigne comment canaliser le chagrin et la tragédie pour en faire un combat. Nous pouvons perpétuer son héritage en soutenant les travailleurs majoritairement noirs qui s’organisent pour former le tout premier syndicat d’Amazon à Bessemer, en Alabama, en participant aux rassemblements de lutte contre la droite en réponse aux attentats d’Atlanta et en soutenant les publications indépendantes réalisées par et pour la classe ouvrière.

Nous vous proposons également de regarder cet épisode de World to Win, l’hebdomadaire de l’Alternative Socialiste Internationale, dédié à Martin Luther King et Ida Wells.


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